Quand les gardiens de la Sierra Nevada ouvrent leurs portes au monde
Dans les hauteurs de la Sierra Nevada de Santa Marta, en Colombie, un peuple ancestral lance un appel au reste de l’humanité. Les Arhuaco, également connus sous leur nom traditionnel d’Iku, rompent avec des siècles de relatif isolement pour partager leur sagesse millénaire avec ce qu’ils appellent leurs « frères mineurs » – nous, les habitants du monde moderne.
Un peuple gardien d’une cosmovision ancestrale
Les Arhuaco font partie des quatre peuples indigènes qui habitent la Sierra Nevada de Santa Marta, considérée par eux comme le « Cœur du Monde ». Aux côtés des Kogis, des Wiwas et des Kankuamos, ils se perçoivent comme les gardiens spirituels de la planète, détenteurs d’un savoir transmis depuis les origines de l’humanité.
Leur cosmovision repose sur une relation sacrée avec la Terre-Mère, qu’ils nomment dans leur tradition. Selon leur vision du monde, tout est interconnecté : les montagnes, les rivières, les êtres vivants et les humains forment un tissu invisible mais indissoluble. Cette conception holistique de l’existence n’est pas qu’une philosophie abstraite – elle guide chaque aspect de leur vie quotidienne, de l’agriculture à l’éducation des enfants.
Les Mamos : autorités spirituelles et gardiens du savoir

Au cœur de la société Arhuaco se trouvent les Mamos, guides spirituels dont la formation commence dès l’enfance et peut durer jusqu’à dix-huit ans. Ces hommes de sagesse sont bien plus que des chefs religieux : ils sont les interprètes des lois naturelles, les médiateurs entre le monde physique et spirituel, et les gardiens de la mémoire collective.
Le processus pour devenir Mamo est exigeant. L’enfant choisi est souvent isolé dans l’obscurité durant ses premières années, apprenant à « voir » le monde avec d’autres sens que la vue, développant une connexion profonde avec les forces invisibles de la nature. Cette formation intensive vise à créer des êtres capables de maintenir l’équilibre cosmique par leurs rituels et leurs enseignements.
Le rôle central des femmes dans la préservation culturelle
Si les Mamos occupent une place prépondérante dans la structure spirituelle, les femmes Arhuaco sont les véritables gardiennes de la transmission culturelle. Leur savoir-faire, particulièrement dans l’art du tissage, est bien plus qu’une compétence artisanale – c’est un langage symbolique, une forme d’écriture spirituelle.
Chaque mochila, ces sacs traditionnels tissés à la main, raconte une histoire. Les motifs géométriques ne sont pas simplement décoratifs : ils représentent la cosmogonie Arhuaco, les cycles naturels, les principes philosophiques qui structurent leur compréhension du monde. Les femmes passent des heures, parfois des mois, à tisser ces pièces, transmettant simultanément leur savoir à leurs filles et petites-filles dans un processus éducatif immersif.
Les femmes sont également responsables de l’éducation des enfants dans leurs premières années, leur enseignant le respect de la nature, les principes de réciprocité avec la Terre-Mère, et les valeurs communautaires qui cimentent la société Arhuaco.
Pourquoi cet appel, maintenant ?

Pendant des siècles, les peuples de la Sierra Nevada ont maintenu une distance prudente avec le monde extérieur, échaudés par l’histoire coloniale et ses violences. Mais aujourd’hui, face à l’urgence écologique planétaire, ils ressentent la nécessité de partager leur vision.
Leur message est clair : l’humanité a perdu sa connexion avec la nature, et cette rupture met en péril l’équilibre même de la vie sur Terre. Les Arhuaco observent avec inquiétude la fonte des neiges éternelles de leur montagne sacrée, la déforestation, la pollution des rivières – autant de signes, selon eux, que le monde moderne a oublié les lois fondamentales de l’existence.
Leur appel n’est pas moralisateur mais fraternel. Ils ne prétendent pas détenir toutes les réponses, mais proposent un dialogue, un échange de savoirs. Ils reconnaissent que leurs « frères mineurs » possèdent également des connaissances précieuses, et que c’est dans la convergence de ces sagesses – ancestrale et moderne – que pourrait résider une voie vers la préservation de la vie.
Une ouverture mesurée et réfléchie
Cette démarche d’ouverture ne s’est pas faite à la légère. Elle a nécessité de longues consultations avec les anciens, des rituels d’offrande pour obtenir l’accord des ancêtres, et une réflexion collective sur les risques et les opportunités d’un tel dialogue interculturel.
Les Arhuaco sont conscients des dangers : la folklorisation de leur culture, la récupération commerciale de leurs symboles, ou encore la dilution de leur identité dans un monde globalisé. C’est pourquoi ils insistent sur l’importance d’une rencontre authentique, fondée sur le respect mutuel et la reconnaissance d’une fraternité humaine fondamentale.
Ils proposent des rencontres dans leurs communautés, des espaces d’échange où visiteurs et hôtes peuvent apprendre les uns des autres. Mais ils voyagent également, comme le montre l’initiative de Santiago Marquez Villafaña qui porte ce message jusqu’en Europe, établissant des ponts entre les continents.
Un message universel dans un monde fragmenté
Ce qui rend l’appel des Arhuaco particulièrement puissant, c’est sa dimension universelle. Ils ne parlent pas seulement aux écologistes ou aux passionnés de cultures indigènes, mais à toute l’humanité. Leur message fondamental – nous sommes tous enfants de la même Terre-Mère, nous partageons une responsabilité commune envers la vie – résonne avec une urgence particulière à notre époque de crise climatique et de fragmentation sociale.
Les Arhuaco nous rappellent que leurs ancêtres et les nôtres partagent les mêmes principes fondamentaux : le respect du vivant, la nécessité d’harmonie avec notre environnement, la responsabilité envers les générations futures. Ces valeurs, présentes dans toutes les traditions ancestrales du monde, ont été progressivement effacées par le développement d’une civilisation industrielle axée sur l’exploitation plutôt que sur la réciprocité.
Vers une nouvelle alliance planétaire ?
L’initiative des Arhuaco s’inscrit dans un mouvement plus large de mobilisation des peuples indigènes face aux enjeux environnementaux. Partout dans le monde, des voix autochtones s’élèvent pour proposer des alternatives à un modèle de développement qui montre ses limites.
Leur proposition n’est pas un retour romantique à un passé idéalisé, mais plutôt une invitation à réintégrer des principes ancestraux dans notre compréhension contemporaine du monde. Comment conjuguer savoirs traditionnels et connaissances scientifiques ? Comment réapprendre à écouter la nature tout en bénéficiant des avancées technologiques ? Comment reconstruire un sentiment d’appartenance à une communauté humaine élargie, unie par sa responsabilité envers la vie ?
Ces questions, les Arhuaco ne prétendent pas y répondre seuls. Ils tendent simplement la main, ouvrent leurs portes, et nous invitent à un dialogue qui pourrait bien s’avérer essentiel pour l’avenir de notre planète commune. Leur appel résonne comme une dernière tentative de réconciliation entre l’humanité et la nature, avant qu’il ne soit trop tard.
Dans un monde où la division semble être la norme, où les cultures se retranchent derrière des frontières toujours plus rigides, l’ouverture des Arhuaco est un geste d’une rare générosité. Elle nous rappelle que derrière nos différences superficielles, nous partageons tous la même origine, la même mère, et le même destin. À nous de savoir saisir cette main tendue.
Retranscription des sous-titres :
« Ewandi (salutation).
Dès les premiers temps, nos ancêtres nous ont enseigné l’importance de préserver et de nous unir à la Vie. Cet héritage nous a été légué par notre Mère Seinekun, elle est l’œuvre de notre conscience originelle. Notre Père Créateur Serankua est l’origine des êtres existant dans l’univers.
Aujourd’hui, nous souhaitons adresser un appel à nos frères d’autres continents. Nous avons beaucoup à échanger, nous partageons un héritage commun, celui d’être frères de l’humanité, tous enfants de notre mère. Nous devons nous souvenir que nous ne faisons qu’un avec la nature. En cela, nous lui devons notre respect. Nous souhaitons ouvrir les portes de notre communauté pour vous inviter à nous rencontrer, afin d’échanger et d’œuvrer pour nos générations futures. Merci de prendre le temps de nous écouter.
La communauté de Jiwa, Santiago Marquez Villafaña et l’association Memoria Viva présentent : L’Appel de l’Origine.
Nous saluons à Gundjalimaku. Cette musique, nous la jouons quand nous écoutons et lorsque nous nous souvenons de la mission que nous ont légué nos aïeux, celle de protéger notre Mère Terre. Nous écoutons la parole d’un ancien, appelé en son temps Gundjalimaku. La consultation de nos ancêtres nous permet d’être ici aujourd’hui. Grâce à leur accord, nous pouvons ouvrir la porte de notre communauté à d’autres frères, afin d’évoluer ensemble dans un but commun, celui de préserver la Vie.
Pour cela, il est important d’être en lien avec la nature, de savoir l’écouter, la comprendre et l’aider. En cela, nous sentons que nous avons un rôle important avec nos autres frères. Nous devons nous soutenir afin que vous puissiez reprendre votre place d’enfants aimants, des enfants qui respectent, soutiennent et s’harmonisent avec notre véritable mère commune.
Nous allons initier cette rencontre par un travail d’offrande, permettant à chacun d’entre vous d’entrer librement en cet espace.
Nous sommes ici avec le Mamo pour recevoir un enseignement. Pour ouvrir cet espace, nous devons nous rapprocher de la mémoire de nos anciens. Afin de ne pas perdre notre identité, nos ancêtres nous transmettent les enseignements que nous devons aussi transmettre à nos générations futures, nos enfants et futurs descendants, pour ne jamais effacer ce qui existe, notre Savoir.
Mon nom traditionnel est Kankuanimaku. Ma terre natale est un petit village Arhuaco appelé Mamankana. Mon père est Rayo, Éclaire Manmake. Nous avons toujours échangé notre culture avec d’autres personnes de connaissance. Auparavant, les anciens se rendaient à Bogota à la recherche des matériaux nécessaires à notre travail traditionnel. Aujourd’hui, nous poursuivons cette relation de partage des connaissances.
Grâce à l’évolution, nous pouvons maintenant apprendre et échanger avec des frères beaucoup plus éloignés, afin de faire perdurer et évoluer notre savoir. Pour cette raison, nous nécessitons une connexion au niveau international. Durant ces rencontres avec les mamos et les femmes de sagesse, nous unissons notre culture, nos connaissances avec nos frères mineurs. Notre rôle est de protéger nos ancêtres, nos connaissances et savoirs. Nous sommes là pour conserver et perpétuer notre descendance. Nous, les Iku, œuvrons pour cela depuis notre existence.
Mon nom est Santiago Marquez Villafaña.
Nous sommes heureuses de vous recevoir ici, de pouvoir partager avec vous une part de notre tradition. C’est un héritage que nous préservons à travers le temps. Nous, les femmes, sommes gardiennes de savoirs que nous ne pouvons ni ne devons oublier. Nous apprenons notre cosmovision à travers les connaissances que nos mères et nos grands-mères nous enseignent.
Nous passons beaucoup de temps à tisser. C’est notre manière de faire perdurer notre tradition, d’inscrire nos pensées. Chaque mochila est un ventre, porteur de la création ! C’est notre relation avec les temps passés, une relation profonde qui garde notre lien avec l’univers.
Nous apprenons depuis l’enfance à prendre soin des autres : des femmes, des enfants, des hommes, des aliments, des plantes et surtout de notre mère. Tout cela, nous aimerions l’échanger ensemble, et ainsi vous connaître un peu plus.
Mon nom est Dongjalimaku. Longtemps disciple du Mamo Gundjalimaku qui a longtemps vécu ici, un Mamo qui a beaucoup œuvré et nous a bien appris, il a continué de préserver notre peuple.
Aujourd’hui, nous sommes gardiens de cet héritage. Il est important d’être porteur de mémoire, mais il est essentiel de la transmettre pour la garder vivante. Nous savons qu’il est temps d’échanger et d’unir nos savoirs avec des frères d’ailleurs, unir nos forces pour protéger notre Mère Terre.
Nous ouvrons les portes de notre communauté car nous savons que nos frères cherchent aussi à échanger, à savoir plus de notre cosmovision. Il y a peu de différences entre notre tradition et celle de leurs ancêtres, ce sont les mêmes principes. En cela, nous pouvons nous sentir familiers, notre mère commune nous le confirme.
Nous sommes tous porteurs de sa sagesse. L’humanité est une grande communauté. C’est pour ça que nous souhaitons vous inviter, et nous, continuer de nous déplacer, pour œuvrer ensemble sur les accords de paix, nous désarmer pour notre Mère Terre. »
Texte extrait du documentaire de l’association Memoria Viva.
Pour les lecteurs désireux de poursuivre sur le sujet, nous vous invitons à découvrir l’ouvrage Kogis, sur le chemin des pierres qui parlent, de Eric Julien :



